BUJUMBURA, 19 août (ABP)-A l’occasion du Forum mondial sur la gouvernance de l’Internet (IGF 2025), tenu à Lillestrom en Norvège du 23 au 27 juin 2025, la ministre de la communication, des Technologies et de l’Innovation de la Sierra Leone, Salimah Bah, a livré un message fort sur l’urgence de renforcer la cybersécurité et de mieux intégrer l’intelligence artificielle aux réalités africaines.
En répondant aux questions du journaliste burundais, elle a déclaré que la cybersécurité devait être au cœur de toute stratégie numérique. Selon elle, dès qu’un pays entame sa transition digitale, il devient vulnérable. « C’est comme attirer les abeilles vers le miel », a-t-elle illustré.
Salimah estime que les gouvernements africains doivent aller au-delà de la réaction aux attaques et adopter une posture proactive. Elle insiste sur l’importance de se préparer en amont, au lieu d’attendre qu’une menace se manifeste. Pour elle, la transformation numérique doit aller de pair avec un investissement équivalent dans la protection des systèmes.
Par ailleurs, la ministre souligne que le renforcement des compétences est un levier incontournable. De la police aux juges, en passant par les avocats et les experts techniques, chaque maillon de la chaîne judiciaire et sécuritaire doit être formé au cyberespace et aux infractions numériques. Salimah considère cet effort comme un investissement national, au même titre que les infrastructures technologiques elles-mêmes.

L’IA peut rapprocher ou exclure davantage
Interrogée sur l’intelligence artificielle, Salimah Bah ne cache pas son inquiétude. L’IA, dit-elle, est déjà parmi nous. Elle transforme nos vies, souvent à notre insu. « On parle de l’IA comme si c’était le futur. Mais elle est déjà là, et elle agit », affirme-t-elle.
Elle déplore, par ailleurs, que les systèmes algorithmiques, notamment ceux utilisés sur les réseaux sociaux, soient souvent entrainés sur des données qui ne reflètent pas les réalités du continent africain. Pourtant, ces systèmes influencent les comportements, les discours, les choix. Selon elle, ce décalage peut avoir un impact social et culturel profond.
Salimah cite une discussion récente avec son collègue, le ministre de l’éducation, sur des outils comme ChatGPT, OpenAI ou les deepseek. Elle précise qu’il est inutile de chercher à les interdire. « On ne peut pas arrêter la technologie », dit-elle. A ses yeux, l’enjeu est plutôt de savoir vivre avec, comme ce fut le cas autrefois avec les calculatrices, d’abord interdites puis intégrées dans les méthodes d’enseignement.
Elle plaide donc pour un système éducatif adapté, qui permette aux enfants de tirer profit de ces outils, tout en maintenant des évaluations justes et réfléchies.
L’Afrique ne doit pas être invisible dans l’IA
Selon Salimah Bah, l’intelligence artificielle pourrait devenir le principal canal par lequel le monde découvrira l’Afrique. D’où son avertissement clair : « Si les pays africains ne participent pas à la conception des modèles d’IA, ce sont d’autres qui continueront à raconter leur histoire à leur place ».
Elle rappelle l’époque où l’image dominante du continent se limitait à celle d’un enfant africain affamé, couvert de mouches. « Parce que nous n’avions pas accès aux grands médias, ce sont d’autres qui ont défini notre image », indique-t-elle.
Aujourd’hui, l’IA risque de reproduire le même schéma. Pour l’éviter, Salimah appelle à une inclusion réelle des données africaines dans les modèles d’apprentissage. Cela implique d’être présents, d’être représentés, et de contribuer activement à la gouvernance de ces technologies.
Elle conclut en appelant les gouvernements, les médias, la société civile, le secteur privé et les partenaires internationaux à faire front commun. « C’est une responsabilité partagée. Si nous ne le faisons pas maintenant, nous risquons de devoir, dans vingt ans, corriger à nouveau l’image qu’on aura donnée de nous ».
Et au Burundi, où en est-on ?
Les appels de Salimah Bah résonnent aussi au Burundi, où la transition numérique s’accélère, mais sans toujours garantir un environnement numérique sécurisé et inclusif. Alors que certains services publics, les transactions financières etc. s’appuient de plus en plus sur des plateformes numériques, les risques liés à la cybersécurité sont bien présents, mais insuffisamment encadrés.
Une loi qui fait ses premiers pas
A ce jour, le Burundi ne dispose pas encore d’une loi spécifique sur la cybersécurité, même si certaines dispositions sont prévues dans la loi sur la cybercriminalité. Le défaut d’un cadre légal clair rend difficile la prévention des cyberattaques et la poursuite des auteurs d’actes de cybercriminalité.
Dr David Kwizera expert en droit numérique, interrogé à ce sujet, reconnaît que « les efforts de protection existent, mais ils restent fragmentés ». Il plaide pour une stratégie nationale cohérente, incluant la formation des juges, policiers et magistrats, comme l’a également souligné Salimah Bah.
Dans le secteur judiciaire, plusieurs magistrats admettent que leurs compétences restent encore limitées, notamment en raison d’un manque de formation sur les infractions numériques. Une réforme de fond est donc nécessaire si le pays veut anticiper efficacement les menaces.
Une intelligence artificielle encore absente du débat public
Si l’intelligence artificielle s’invite déjà dans certaines administrations et plateformes numériques à l’échelle mondiale, le débat reste très limité au Burundi. L’éducation nationale, en particulier, n’a pas encore intégré les enjeux liés à l’IA dans ses politiques ou programmes.
Pourtant, les jeunes Burundais utilisent déjà, parfois sans le savoir, des outils comme ChatGPT, les traducteurs IA, ou les filtres de réseaux sociaux, qui influencent leur quotidien.
Des données africaines absentes des modèles d’IA
Comme l’a souligné Salimah Bah, la sous-représentation des langues et réalités africaines dans les modèles d’IA pourrait nuire à l’identité culturelle et à la souveraineté numérique. Au Burundi, aucune initiative gouvernementale ou universitaire structurée ne vise encore à faire entrer le kirundi ou les données locales dans les grands modèles linguistiques.
Pour Ferdinand Mberamihigo enseignant-chercheur à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Burundi à l’Université du Burundi, le risque est réel : « Si nos langues ne sont pas représentées dans les technologies de demain, c’est notre patrimoine qui s’efface peu à peu ».
Le Kirundi face au défi de l’intelligence artificielle : entre initiatives isolées et urgence linguistique
Dans un monde de plus en plus régi par les technologies numériques, l’absence du Kirundi et des données culturelles burundaises dans les modèles d’intelligence artificielle (IA) pose une question cruciale : celle de la survie numérique de l’identité burundaise. A ce jour, aucune initiative gouvernementale structurée ne semble vouloir relever ce défi. Pourtant, certaines voix, bien que minoritaires, tirent la sonnette d’alarme.
Parmi elles, celle du professeur Ferdinand Mberamihigo. Dans un entretien accordé à l’Agence Burundaise de Presse (ABP), il souligne : « Il n’existe pas d’initiative institutionnelle forte au Burundi pour intégrer le Kirundi dans les modèles d’intelligence artificielle. Toutefois, il y a des efforts isolés, portés par des enseignants, des passionnés de la langue et même la diaspora ».
L’un de ces projets, auquel le professeur participe activement, vise à intégrer le Kirundi dans Google Translate. Concrètement, des corpus bilingues (kirundi-français) sont collectés pour alimenter les bases de données linguistiques utilisées dans la traduction automatique. Une étape modeste mais stratégique, car, comme il le rappelle :
« Aujourd’hui, la vie d’une langue ne se limite plus aux livres ou à l’oral. Elle se joue aussi dans les logiciels, les plateformes numériques, et désormais dans les systèmes d’IA ».
En effet, selon ce chercheur, ne pas numériser le Kirundi, c’est courir le risque de le reléguer au rang de langue morte dans les décennies à venir.

« Si demain, un étudiant burundais ne peut pas interagir avec une IA en kirundi, s’il ne peut pas y poser des questions sur sa propre culture ou sa propre grammaire, alors nous aurons perdu une bataille essentielle : celle de la souveraineté linguistique et culturelle ».
Le professeur va plus loin : il plaide pour la création d’un département universitaire dédié à la linguistique computationnelle au Burundi. Un espace interdisciplinaire où se croiseraient linguistes, informaticiens et spécialistes des langues africaines pour construire les bases d’un avenir numérique inclusif.
Quant aux responsabilités, elles sont multiples. Aux universités et chercheurs de développer des projets de recherche dans ce domaine. Aux pouvoirs publics, d’en faire une priorité nationale. Aux journalistes de sensibiliser, et aux informaticiens de concevoir des outils adaptés. Enfin, au public, il est demandé de contribuer à l’effort collectif par la mise à disposition de textes bilingues.
« Nous avons parfois du mal à obtenir des documents. Pourtant, ces textes sont cruciaux pour nourrir les IA. Ce travail ne bénéficiera pas qu’aux chercheurs. Il profitera à tous, notamment aux élèves, étudiants et à la diaspora », insiste Mberamihigo.
Danser avec les géants numériques
« Il faut aller dans l’angle des autres et danser avec les autres pour que le Kirundi ne soit pas marginalisé », déclare professeur Pascal Tuyubahe, secrétaire exécutif permanent de l’académie Rundi.
Malgré une présence grandissante sur les réseaux sociaux, le Kirundi peine encore à trouver sa place dans les grands modèles de l’intelligence artificielle. C’est dans ce cadre que Tuyisabe tire la sonnette d’alarme : « Si les données culturelles du Kirundi ne sont pas visibles sur Internet, notre langue risque l’invisibilité numérique ».

Pourtant, l’espoir est permis. Le 18 novembre 2024, une commission mixte gouvernementale a été mise sur pied pour intégrer le Kirundi dans Google Translate. Cette initiative, portée par deux ministères clés (communication et éducation), mobilise linguistes, informaticiens, traducteurs et chercheurs burundais. Objectif : configurer et valoriser les données linguistiques et culturelles burundaises, afin qu’elles soient lisibles, traduisibles, et utilisables par les intelligences artificielles.
Le professeur Tuyubahe insiste : « Le Kirundi n’est pas une langue uniquement orale. Elle est richement documentée. Nous avons des milliers de mémoires universitaires, des contes, des proverbes, des récits traditionnels. Il suffit maintenant de les traiter, de les structurer et de les rendre exploitables par l’IA ».
Il souligne également un atout unique du Burundi : l’unité linguistique nationale. Dans un pays où toute la population parle une seule langue, le développement d’outils technologiques en Kirundi devient non seulement possible, mais stratégique pour l’éducation, la santé, l’agriculture, et bien d’autres secteurs.
« Il faut des outils conçus pour le Kirundi : traduction, transcription, reconnaissance vocale. Et pour cela, nos chercheurs doivent collaborer à l’international », insiste-t-il.
« L’intelligence artificielle ne va pas penser en Kirundi si le Kirundi n’existe pas sur l’Internet. », souligne Rivardo Niyonizigiye, représentant de l’association Akanyaburunga et défenseur de la culture burundaise.
Pour lui, le constat est amer : malgré la richesse de la culture burundaise, le Kirundi est presque absent des plateformes numériques. Selon lui, seuls trois sites internet réellement accessibles publient régulièrement du contenu en Kirundi, parmi lesquels le blog d’Akanyaburunga et celui de la musicologie de Gitega. Quant aux réseaux sociaux, le Kirundi y est présent, mais dans une version appauvrie, mélangée des fois au français ou à l’anglais, reflétant une perte progressive des registres linguistiques.
« La langue s’effrite, le vocabulaire s’amenuise. Aujourd’hui, il est difficile de parler Kirundi cinq minutes sans basculer dans une autre langue, surtout quand il s’agit des sujets technologiques ».
Mais ce vide numérique devient particulièrement préoccupant à l’heure de l’intelligence artificielle. Puisque l’IA s’entraîne exclusivement sur les données disponibles en ligne, les cultures absentes de la sphère numérique ne seront tout simplement pas prises en compte.
« Un robot ne peut pas penser comme un Burundais s’il n’a jamais été nourri de données burundaises ».
Pour Niyonizigiye, ce manque de représentation ouvre la voie à une déstructuration culturelle profonde, surtout dans un pays où plus de 65 % de la population a moins de 25 ans. Ces jeunes, en quête de réponses, se tourneront de plus en plus vers des outils comme ChatGPT. Si ces outils ne parlent pas leur langue ni leur culture, c’est une fracture identitaire qui s’installe.

Il appelle à une décolonisation linguistique totale, regrettant que les lois, les documents officiels et les systèmes d’enseignement soient encore dominés par le français. Il propose une approche inverse : « Il faut que la pensée commence en Kirundi, et que la traduction en français vienne ensuite, pas l’inverse ».
Enfin, il plaide pour que les chercheurs, les enseignants et les législateurs fassent sortir le Kirundi des tiroirs académiques, pour en faire un véritable pilier de la société numérique burundaise.
Dr Fiacre Muhimpundu, enseignant-chercheur à l’université du Burundi, met, quant à lui, en lumière les limites actuelles du recours à l’intelligence artificielle pour promouvoir le Kirundi. Selon lui, « Le Kirundi est une langue non encore codée dans les moteurs de recherche. Donc prétendre utiliser l’IA pour promouvoir le Kirundi et les données de la culture burundaise, sans l’avoir alimentée de suffisamment de données portant sur la langue et la culture burundaise, ce serait mettre la charrue avant les bœufs ».
L’intelligence artificielle redessine déjà les contours du savoir et de la culture à l’échelle mondiale. Si l’Afrique, et le Burundi en particulier, ne s’approprient pas rapidement leurs données culturelles et linguistiques, ils risquent de voir leur patrimoine relégué à la marge des technologies de demain. Préserver, numériser et valoriser les langues africaines et traditions ne doit plus être perçu comme un luxe, mais comme un impératif stratégique. Investir dans des cadres juridiques adaptés, des projets locaux d’IA et la formation des jeunes talents constitue la clé pour que l’Afrique ne reste pas spectatrice, mais devienne actrice dans cette révolution numérique. L’enjeu est simple : il s’agit non seulement de protéger l’identité, mais aussi de garantir que nos voix soient entendues et intégrées dans les intelligences artificielles qui façonneront l’avenir du monde.
By Jean de Dieu Ndikumasabo